La Russie peut arrêter le régime syrien [en]

Syrie - Intervention de M. François Delattre, Représentant permanent de la France auprès des Nations unies - Conseil de sécurité – 12 mars 2018

" L’enfer sur terre que connaît la Goutha orientale, ce n’est pas seulement l’effet de la politique du régime. C’est l’objectif même, assumé, de sa folie meurtrière, une folie qui charrie son cortège quotidien de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dont le régime aura à répondre." François Delattre

Monsieur le Président,

Je souhaite d’abord remercier le Secrétaire général pour son intervention forte et particulièrement éclairante, mais aussi pour son engagement personnel comme celui des équipes du secrétariat et de Staffan de Mistura afin de ne ménager aucun effort pour la mise en œuvre de la Résolution 2401. Permettez-moi, au nom de la France, de rendre un hommage particulier aux équipes de l’ONU et à l’ensemble des acteurs humanitaires qui travaillent dans des conditions extrêmement difficiles en Syrie.

Monsieur le Président,

Il y a deux semaines, nous avons adopté à l’unanimité un texte qui exige une cessation immédiate des hostilités d’au moins trente jours, un accès humanitaire durable et sans entraves et des évacuations médicales en Syrie. Je rappelle que ces exigences s’appliquent sur l’ensemble du territoire de la Syrie et à l’ensemble des parties prenantes.

Nous avons négocié ensemble ce texte pendant plusieurs semaines et l’avons adopté, je le répète, à l’unanimité. Chaque membre de ce Conseil, autour de cette table, en a donc endossé le contenu en décidant d’en assumer la responsabilité. Cette responsabilité incombait tout particulièrement à la Russie, en tant que membre permanent ayant voté pour la résolution 2401, en tant que garant d’Astana, en tant que puissance engagée sur le théâtre syrien – et se revendiquant comme telle.

Nous étions convenus d’une clause de rendez-vous de quinze jours pour vérifier la mise en œuvre de notre résolution. Vous venez, Monsieur le Secrétaire général, d’en dresser un bilan sans complaisance ni ambiguïté. Depuis le 24 février, les victimes civiles ont continué de se compter par centaines chaque semaine.

Non seulement le régime poursuit, au mépris de sa population et de ce Conseil, une offensive terrestre et aérienne qu’il n’a jamais eu l’intention d’arrêter, avec le soutien de la Russie et de l’Iran. Mais ne nous y trompons pas : les populations civiles ne sont pas les victimes « collatérales » des opérations militaires. Ce sont elles, les populations civiles, qui sont ciblées par le régime. Délibérément. Méthodiquement. Pour affamer. Pour violer. Pour anéantir les centres de soins. Pour semer la terreur et la mort. L’enfer sur terre que connaît la Goutha orientale, ce n’est pas seulement l’effet de la politique du régime. C’est l’objectif même, assumé, de sa folie meurtrière, une folie qui charrie son cortège quotidien de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dont le régime aura à répondre.

Appelons un chat un chat : qui peut arrêter le régime syrien ? Chacun sait qu’hormis une opération militaire c’est la Russie qui, au premier chef, peut aujourd’hui le faire. Alors il est légitime que les regards et les attentes se tournent aujourd’hui, plus que jamais, vers la Russie, qui à ce jour n’a pas voulu ou pas pu exercer les pressions suffisantes sur le régime.

Deux semaines après l’adoption de la résolution 2401, nous sommes ici pour regarder les faits en face.

Tout d’abord, que s’est-il passé depuis l’adoption de la résolution 2401 ?

Face à l’aggravation inexorable de la situation humanitaire en Ghouta orientale, le Conseil de sécurité s’est mobilisé autour d’une cessation des hostilités, il a déployé tous les efforts possibles pour rechercher un consensus, et il a fini par y parvenir, le 24 février. Nous savions alors, et nous l’avons dit, que ce résultat n’était qu’un préalable et que le plus long et le plus dur du chemin vers une trêve humanitaire restait encore à faire.

Or dès le lendemain du 24 février, les combats se sont poursuivis. Dans les jours qui ont suivi, et malgré l’annonce unilatérale par la Russie d’une trêve quotidienne de 5 heures – bien en deçà des exigences de la résolution. 2401 -, l’intensité des combats s’est accrue. Depuis l’adoption de la résolution 2401, il n’y a pas eu un jour où la Ghouta orientale, enclave affamée et assiégée depuis des mois, n’ait pas subi les bombardements du régime et de ses soutiens. La lutte contre le terrorisme, on ne le répétera jamais assez, ne saurait servir de prétexte pour un tel bain de sang au sein de la population civile et un tel mépris du droit international humanitaire.

Monsieur le Président, la Ghouta orientale est aujourd’hui un cas d’école de crimes de guerre voire de crimes contre l’humanité.

Nul ne peut l’ignorer : le régime syrien, avec l’appui de la Russie et de l’Iran, est engagé dans une guerre de soumission totale contre son peuple. Les violations du cessez-le-feu par le régime de Damas, soutenu par la Russie et par l’Iran, ont été massives et continues. Je remercie le Secrétaire général de les avoir exposées clairement. Permettez-moi de revenir brièvement sur certaines de ces violations.

Entre le 24 et le 27 février, 72 attaques conduites par le régime syrien et ses alliés russes et iraniens ont été rapportées sur plus de 14 localités. Entre le 24 et le 28 février, des avions militaires russes ont mené pas moins de 20 missions de bombardement à Damas et dans la Ghouta orientale.

Entre le 27 février et le 2 mars, des observateurs sur le terrain ont documenté au moins 25 frappes aériennes par le régime et la Russie pendant les « pauses humanitaires de 5 heures » annoncées par Moscou. Plus de 29 sites hospitaliers ont été frappés depuis le 18 février, et rares sont les centres de santé encore en fonction. Le 8 mars dernier, un centre médical de santé à Mesraba a été entièrement détruit par des bombardements.

Au 11 mars, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, 607 personnes, dont 99 enfants et 79 femmes, avaient été tués depuis l’adoption de la résolution 2401. Aux morts, il faut ajouter les nombreux blessés, les détentions arbitraires, les disparitions forcées, les viols et les nombreuses autres violations intolérables des droits humains et du droit international humanitaire.

Enfin, Monsieur le Président, plusieurs allégations crédibles d’usage d’armes chimiques sont intervenues depuis l’adoption de la résolution 2401.
Comme l’ont rappelé les plus hautes autorités françaises, la France ne transigera pas face à l’emploi de cette arme abjecte.

Les besoins humanitaires sont immenses, et le régime poursuit ses entraves délibérées à l’entrée de l’aide, malgré la présence de militaires russes aux points de passage. Ce qui est arrivé au convoi du 5 mars en est une illustration exemplaire. Enfin, la population continue d’être privée des secours et de toute évacuation médicale, alors que plus de 1 000 personnes en ont besoin.

Et pourtant, Monsieur le Président, nous ne pouvons pas baisser les bras. Au nom de la France, je voudrais lancer un nouvel et urgent appel à ceux qui peuvent faire une différence sur le terrain, à commencer par la Russie.

La France n’est pas dans la posture, elle est dans l’action. Mon pays a été et reste l’un des plus engagés pour la mise en œuvre de la résolution 2401. Dès après l’adoption de cette résolution, la France a multiplié les contacts et les efforts au plus haut niveau pour contribuer à sa mise en œuvre rapide, pour que les garants d’Astana prennent leurs responsabilités, pour que les engagements pris collectivement soient respectés. Le Président Macron s’est entretenu avec les Présidents Poutine, Erdogan, Rohani, et avec le Secrétaire général des Nations Unies à plusieurs reprises. Le Ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est rendu à Moscou puis à Téhéran. Auprès de la Russie, nous avons proposé des mesures concrètes pour mettre en œuvre la résolution 2401.

Ces mains tendues n’ont jamais été saisies, mais nos propositions demeurent. Ne nous faisons pas d’illusions en effet : faute d’une mise en œuvre sans délai de la résolution 2401, le pire est à venir. Après la conquête par le régime des zones rurales de la Ghouta Orientale, le pire ce serait la conquête rue par rue, maison par maison, sous un déluge de feu, des zones urbaines de cette région - qui sont par nature les plus densément peuplées. L’urgence absolue est donc de nous rassembler pour assurer enfin, avant les combats de rue que nous promet la planification militaire du régime, la pleine mise en œuvre de cette résolution. Je voudrais souligner ici trois éléments essentiels.

Le premier c’est la mise en œuvre d’un dispositif de suivi afin d’assurer la pression maximale sur les parties. Si la résolution 2401 n’a pas eu d’effet, c’est avant tout parce que le régime syrien est engagé dans sa folie meurtrière, et que ses soutiens n’ont pas pu, ou pas voulu l’arrêter pour éviter l’aggravation de la situation humanitaire. Mais c’est aussi parce que nous n’avons pas su mettre en place un mécanisme de suivi suffisamment étroit de cette résolution, ici au Conseil de sécurité, comme l’a demandé la France. Ce doit être notre priorité, et c’est, j’en suis convaincu, notre seule chance de contraindre le régime syrien au respect de ses obligations internationales. La France appelle à ce que les décisions appropriées soient prises dès les jours à venir.

Il est indispensable et urgent que les convois humanitaires atteignent dans des conditions de sécurité suffisantes la Ghouta orientale et y effectuent leurs déchargements, et que les évacuations médicales soient autorisées. Pour cela, la trêve doit être durable et compatible avec des délais d’acheminement, de déchargement et de distribution de l’aide. Pour les autorisations médicales, celles-ci doivent non seulement être accordées dans des délais express, mais aussi accompagnées de toutes les garanties de sécurité nécessaires pour les patients, leurs familles et les acteurs humanitaires qui les assistent. La protection qui leur est due au titre du droit international humanitaire doit être garantie de manière inconditionnelle.

Le deuxième élément que je voudrais souligner c’est le départ de la Ghouta des combattants terroristes proposé par les groupes armés.

Dans leur lettre au Conseil de sécurité, les trois groupes armés de la Ghouta orientale ont, dès l’adoption de la résolution 2401, indiqué leur engagement à respecter la résolution et formulé des propositions concrètes pour une cessation globale des hostilités, s’engageant à faire sortir de la Ghouta les combattants des groupes terroristes reconnus comme tels par les Nations Unies. L’ONU a proposé son aide pour accompagner ces échanges et effectué un travail important en ce sens, que le Secrétaire Général vient de rappeler. J’en appelle aujourd’hui à la Russie pour que les accords correspondants soient conclus et mis en œuvre sans délai. C’est l’une des clés de l’application de la résolution.

Le troisième élément c’est la négociation politique. Une cessation durable des hostilités en Syrie exige des perspectives politiques, conformes aux termes de la résolution 2254 qui constitue notre feuille de route commune pour mettre fin au conflit. Staffan de Mistura a tout notre soutien pour mener à bien cette mission et convoquer rapidement des négociations à Genève, seule enceinte légitime pour aboutir à une solution crédible. Pour parvenir à des résultats, la médiation des Nations Unies a besoin que des pressions nécessaires soient exercées sur les parties. Nous appelons donc, une nouvelle fois, la Russie, mais aussi l’Iran, à exercer leurs responsabilités, comme nous exerçons les nôtres.

Monsieur le Président,

Nous avons collectivement la capacité si nous le voulons de briser cette descente sans fin vers l’abime qui caractérise la tragédie syrienne et d’y créer enfin une vraie dynamique politique. Alors une nouvelle fois, au nom de ma France, je voudrais lancer un appel à tous les membres du Conseil de sécurité pour se mobiliser enfin dans les mots et dans l’action au service de cet objectif commun qui correspond à nos intérêts et à nos responsabilités. Il n’est jamais trop tard pour sauver des vies. Et c’est sur notre capacité, ou non, à mettre un terme à la tragédie syrienne que sera jugée notre génération - et avec elle la crédibilité du Conseil de sécurité.

Je vous remercie.

Dernière modification : 16/10/2018

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